EDITORIAL # 6 : Les grandes manœuvres du pouvoir en place pour brouiller les cartes

Les grandes manœuvres du pouvoir en place

pour brouiller les cartes

Le pouvoir issu des élections de 2015-2016 dirigé par Jovenel Moïse, Président de la République, conduit lamentablement la barque de l’État. La situation générale du pays ne cesse de se dégrader et le pouvoir commence à vaciller au point que les alliés sont préoccupés et des proches (membre de cabinet, ministre et autres….) commencent à se désolidariser. La catastrophe est perceptible. Aucune des grandes promesses de développement et de progrès faites et renouvelées ad nauseam n’est tenue. Néanmoins, les objectifs principaux visés par le pouvoir qui n’ont rien à voir avec un projet de développement du pays, le renforcement des institutions, la mise en œuvre des mécanismes de fonctionnement de l’État sur la base des prescrits de la Constitution et de la loi, sont poursuivis avec constance. Ces grandes priorités qui constituent le socle et la nature du régime « Tèt Kale / PHTK sont: créer par le truchement du Trésor public et d’autres ressources de l’État de nouveaux riches, bloquer tout processus de reddition de comptes pour protéger les dilapidateurs des fonds publics, conserver et passer le pouvoir au sein de la clique à Moïse et Martelly. Aussi, le Président de la République adopte-t-il dès le début de son mandat  la stratégie du camouflage et avance délibérément, en pensant pouvoir tromper tout le monde,  vers la poursuite de ces objectifs. D’où ces choix particuliers, quelque peu incompréhensibles pour certains,  d’une gouvernance opaque et de mauvais aloi, d’un rapport improductif avec le parlement, d’affaiblissement systématique  des institutions, de non respect des règles établies.

Une gouvernance opaque favorisant la corruption et l’impunité

Aucune politique publique pour répondre aux besoins réels de la population n’est définie. L’État est au service de la famille politique du Président et de quelques privilégiés auxquels il est redevable. Un large pan de l’économie est capté par des ayant-droits. Les ports, les douanes sans être privatisés sont aux mains de particuliers; des ministères régaliens, des organismes déconcentrés sont négociés avec des politiciens inféodés au pouvoir et/ou aux nantis. C’est le règne des prédateurs. Ainsi, les recettes publiques sont dérisoires tandis que le train de vie de l’État est disproportionné. Insouciance, gaspillage du bien commun, népotisme et corruption  sont les caractéristiques d’une gouvernance qui met à mal l’intérêt collectif et  conduit à la ruine de la République.  Dans ces conditions, rien ne peut arrêter la débâcle sinon le réveil de la conscience nationale  et la révolte du peuple opprimé. L’histoire est en marche. Des la deuxième année du mandat du Président,  face à cette gouvernance au service des riches et des corrompus qui élève un autel à l’impunité, les esprits se sont éveillés et brutalement le peuple s’est dressé contre l’ignominie de ce pouvoir prédateur. Il ne s’arrêtera pas.    

Une législature vassalisée  

La 50ème législature dans sa grande majorité est acquise au pouvoir de Jovenel Moise qui détient également au Sénat une majorité très confortable. Elle est pourtant qualifiée d’improductive. Ses rapports avec l’Exécutif en tant que pouvoir sont marqués du sceau de la corruption et de la vassalisation. Ainsi, la fonction de contrôle est-elle neutralisée. Dans une démocratie fonctionnelle, le parlement est le lieu par excellence du combat politique. Dans ce cadre de confrontations et de défense des intérêts  politiques, la majorité appuie l’action du gouvernement et fait avancer l’agenda du pouvoir exécutif. Le pouvoir en place n’a que faire d’un agenda. Il gère les affaires de la République au petit bonheur, en dehors du  respect de tout cadre réglementaire. Il tient en laisse les membres du Législatif par des pratiques délétères comme le financement irrégulier de petits projets, la négociation de postes de ministres, de directeurs généraux, de membres de missions diplomatiques. Autrement dit, il les vassalise. La jouissance de tant de privilèges, de faveurs indues neutralise la 50ème législature dans ses fonctions de représentation nationale et de contrôle. Les parlementaires ne peuvent donc pas  sanctionner les dérives du pouvoir exécutif, défendre l’intérêt collectif, faire le travail qui leur est dévolu par la Constitution. Ils sont majoritairement sous contrôle et exécutent les consignes reçues du pouvoir auquel ils sont liés. Ils seront coupables de forfaiture et rejetés par le peuple. 

Affaiblissement systématique des institutions

Le Chef de l’État est par la Constitution le garant de la bonne marche des institutions. L’article 136 stipule que « Le président de la République, Chef de l’État, veille au respect et à l’exécution de la Constitution et à la stabilité des institutions. Il assure le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État ». Le choix délibéré de Jovenel Moise dès le début de son mandat est de déstabiliser les institutions aux fins de contrôle dans la poursuite de ses objectifs non avoués. Le parlement a été conduit au dysfonctionnement tandis que le Conseil Electoral Provisoire dont le mandat est arrivé longtemps à terme est maintenu en place sans aucune tâche définie. Le conseil d’administration de la banque centrale n’est pas présentée à temps devant le Sénat pour approbation et fonctionne sous un statut irrégulier comme l’état major des Forces Armées dont le commandant en chef est nommé ad intérim. Les organes des Collectivités Territoriales sont  affaiblis et les membres des Conseils municipaux sont désormais des agents intérimaires relevant du Ministère de l’Intérieur et des Collectivités Territoriales comme de simples employés susceptibles d’être révoqués à n’importe quel moment.     

L’institution symbole de cette politique sournoise d’affaiblissement aux fins de contrôle est la Police Nationale. Dès les premiers moments de son mandat le Président, voulut se débarrasser du Directeur général de la PNH dont l’approbation par le Sénat garantissait la légitimité pour trois ans au poste de Commandant en Chef. Il tenta par simple arrêté de s’octroyer par le truchement du Premier Ministre, président du Conseil Supérieur de la Police Nationale (CSPN), les pouvoirs attribués au commandement de la PNH tels que le déploiement des Unités Spécialisées, le transfert des policiers. La vigilance des citoyens choqués par cet acte arbitraire de déstabilisation de l’institution policière stoppa cette dérive.

Au terme du mandat de Michel-Ange Gédéon, le Sénat de la République dans ses attributions spécifiques (article 141 de la Constitution)  attend que le Président lui soumet le choix du nouveau Commandant en chef de la PNH pour approbation. Rien n’y fit. Le Président Jovenel Moïse choisit le successeur de Gédéon, le nomma Directeur général ad intérim et l’installa à son poste. Ce statut de Directeur a.i. de la PNH tient en laisse le commissaire divisionnaire Normil Rameau, affaiblit la chaîne de commandement de la Police et ouvre la voie à des actes de trafic d’influence, d’insoumission et même d’insubordination. En un mot met en péril la seule force légitime et légale de sécurité nationale opérationnelle du pays qui sera livré à l’insécurité. Les gangs armés opèreront à visière levée et pulluleront partout sur le territoire au point d’atteindre, selon la Commission Nationale de Désarmement, Démantèlement et Réinsertion (CNDDR), le nombre de soixante-seize (76) avec une forte concentration dans la région métropolitaine de Port-au-Prince. Cinq cent mille (500.000) armes à feu illégales sont en circulation dans le pays. La PNH est déstabilisée et a frôlée l’implosion. Elle compte en son sein trois (3) syndicats de police et une organisation insolite dénommée « Fantôme 509 ».         

Fédération des gangs armés

C’est un officiel de l’État, membre de la CNDDR qui avait fait la déclaration préoccupante que les gangs armés bénéficiaient de soutien politique. Monsieur Jean Rebel Dorcenat avait confirmé pour Le Nouvelliste « que des acteurs du secteur privé, des proches du pouvoir et des leaders politiques travaillent de connivence avec les gangs armés. Ils les alimentent en armes ou en argent ». Tout récemment le Premier Ministre du gouvernement de facto, Joseph Jouthe, affirmait tout de go être en contact avec les principaux chefs de gangs. Enhardis par la faiblesse du commandement de la PHN, forts du soutien dont ils bénéficient dans les hauts lieux du pouvoir, ennoblis du titre de leaders communautaires ou d’agents de développement que certains notables du secteur privé des affaires et des responsables d’ONG ou d’agences internationales leur confèrent et sachant que leur puissance de frappe peut surpasser celle des unités spéciales de la police, les principaux chefs de gangs de la capitale affichent leur position dominante dans le contrôle du territoire de la capitale et declarent publiquement leur ambition politique. Ils fédèrent leurs associations criminelles en une organisation sociopolitique dénommée « G9 an Fanmi et Alliés. Manyen youn, manyen tout » qui se veut le grand défenseur des populations démunies en général  et des laissés-pour-compte des gethos en particulier. Ils réclament des autorités de l’État la reconnaissance de leur organisation.   

Le porte-parole de « G9 an Fanmi et Alliés », Jimmy Chérizier alias Barbecue, ancien policier dénoncé dans plusieurs rapports d’organismes de défense de droits humains nationaux et internationaux, comme étant responsable de plusieurs cas de massacre dans des quartiers populaires, est recherché par la Police. Cependant, il multiplie les représentations en public, affiche une posture et un discours révolutionnaires, menace de transférer l’insécurité et la peur des gethos aux quartiers des nantis du système, notamment de cette frange de la bourgeoisie haïtienne constituée de siro-libanais coupable d’exploitation éhontée des ressources du pays et responsable des injustices criantes de la société. Ils sont, déclare-t-il,  avec leurs suppôts les vrais criminels, les vrais chefs de gangs qui doivent être déchouqués, extirpés du corps social. C’est la vocation de ces armes de guerre que détiennent les caïds du « G9 an Fanmi et Alliés, Manyen youn manyen tout » qu’ils mettent aujourd’hui au service de la « révolution ». Ces sophismes destinés à créer la confusion ne peuvent tromper personne tant les ressemblances avec les discours du Chef de l’État de ces derniers temps sont frappantes. La connivence entre les hautes autorités de l’État et les  chefs de gangs du G9 n’est plus à prouver. L’État sous l’égide de Jovenel Moïse se fait de plus en plus voyou dans la perspective d’élections contrôlées en vue de conserver et de passer le pouvoir au sein de la clique dite de « bandi legal ». 

Contrôle des élections et non respect des  échéances constitutionnelles

Beaucoup d’observateurs avisés, parmi eux des politiques se trompent de bonne foi sur l’incapacité dit-on du Président de la République à tenir à temps les élections prévues dans le courant de son mandat. Chargé « d’assurer le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État », Jovenel Moise n’a réalisé aucune des élections prévues par la Constitution  pour renouveler en 2017 le premier tiers du Sénat, en 2019 le deuxième tiers et la totalité de l’effectif de la Chambre des Députés ainsi que le personnel des organes des Collectivités Territoriales. De même, il avait longuement  trainé avant de renouveler sous forte pression des associations de magistrats les mandats des juges des tribunaux de première instance et des cours d’appel. L’État haïtien en régime démocratique constitué des trois pouvoirs est mis en total dysfonctionnement. Ainsi, l’a voulu le Chef suprême. 

C’est une caractéristique de l’ère Tèt Kale. Elle résulte d’un calcul qui répond en droite ligne de l’idéologie politique « bandi legal » que cultive le régime et qui traduit le refus de l’État de droit. De Martelly à Jovenel, réaliser des élections pour PHTK n’est important que si les conditions de forces nécessaires sont réunies pour s’en approprier les résultats. Se croyant « intelligent » pour tromper tout le monde et fort de la toute puissance de ses alliés de la communauté internationale, le Président fera fi des échéances constitutionnelles. Il organisera les élections quand bon lui semblera et décidera lui-même de la  fin de son mandat. « Apre Bondye, li se sèl chèf sou teren an », pense-t-il.  Mais il n’en sera pas ainsi. Aucune élection ne sera tenue sous le mandat de Jovenel Moïse, car le temps a passé. Il est devenu techniquement impossible par delà les conditions de sécurité, d’aménagement de consensus politique. La question est aujourd’hui quel scénario de transition  préparer et comment?

En guise de conclusion

Pour parvenir à ses fins, atteindre les objectifs de son clan qui sont: bloquer tout processus de reddition de compte, conserver et se passer le pouvoir, Jovenel Moise et ses acolytes ont usé de tous les subterfuges, opéré les grandes manœuvres pour brouiller les cartes. Machiavel en tête, il fait preuve de grande capacité  dans la conception et la mise en œuvre d’alliances  stratégiques ou tactiques lui permettant de tenir la barre et d’avancer. Il a fait du mensonge la clé de voûte de son arsenal politique. De ce choix de gouvernance garante des intérêts particuliers, ferment de corruption à grande échelle et d’assurance d’impunité pour les tenants du régime au dysfonctionnement des pouvoirs de l’État en passant par le rejet des règles d’instauration d’un État de droit et l’affaiblissement systématique de la PNH tout en favorisant le renforcement des gangs, Jovenel Moïse aura rempli son mandat pour le compte des « Tèt Kale », peu importe les conséquences néfastes pour le pays. Dans le même temps, il aura soulevé l’indignation de tous, suscité l’éveil des consciences endormies, paver la voie à la rébellion et au soulèvement populaire.     

Fin.